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Un hiver précoce et d’une terrible rigueur arrêta les opérations en Russie, pétrifia les armées allemandes au fond de trous glacés. Pour la première fois depuis 1940, le triomphe ne venait pas couronner la ruée éclair. Malgré des pertes très dures en territoires et en hommes, les Russes tenaient bon et ils avaient pour eux le temps et l’espace.
À l’ouest, l’Angleterre, plus tenace que jamais, se préparait aux batailles futures. L’intervention de l’Amérique approchait.
Les deux branches de la tenaille étaient encore très éloignées l’une de l’autre, mais leur dessin préfigurait le sort du IIIe Reich.
Kersten qui, au fond de son cœur, n’avait jamais pu croire – même quand tout semblait perdu – que les nazis imposeraient au monde leur loi, vit les données de la raison justifier sa révolte instinctive.
Himmler revint à Berlin et le docteur recommença de le soigner.
Un matin, il trouva le Reichsführer en proie à une mélancolie singulière. Himmler soupirait sans cesse et il y avait une sorte de désespoir dans ses yeux.
— Vous souffrez ? lui demanda Kersten.
— Il ne s’agit pas de moi, répondit Himmler sans le regarder.
— Que se passe-t-il alors ? demanda encore le docteur.
— Cher monsieur Kersten, dit Himmler, je suis dans une terrible détresse. Je ne peux pas vous en apprendre davantage.
— Tout ce qui vous préoccupe me préoccupe également, dit le docteur, car cela joue sur vos nerfs. Peut-être pouvons-nous parler de votre souci et je serai en mesure de vous aider un peu.
— Personne ne peut m’aider, murmura Himmler.
Il leva son regard vers le visage rond, fleuri, rassurant, vers les yeux bons et sages, et poursuivit :
— Mais je vais tout vous raconter. Vous êtes mon seul ami. Vous êtes le seul homme à qui je puisse parler sincèrement.
Et Himmler parla.
— Après la débâcle de la France, dit-il, Hitler a fait plusieurs offres de paix à l’Angleterre. Mais les Juifs qui dominent toute la vie de ce pays ont rejeté ces offres. C’est la plus grande catastrophe qui peut arriver au monde que de forcer l’Angleterre et l’Allemagne à se combattre. Et le Führer a compris que les Juifs iraient jusqu’au bout dans la guerre et qu’il n’y aurait pas de paix sur la terre tant qu’ils régneraient. C’est-à-dire tant qu’ils existeraient.
Les ongles du Reichsführer griffaient machinalement le bois de la table. Kersten pensa : « Hitler voit que la fortune des armes commence à se tourner contre lui. Mais sa folie ne peut pas l’admettre. Il a besoin d’une raison à ses revers qui, par son caractère insensé, explique tout, excuse tout. Une fois de plus, ce sont les Juifs. »
Le docteur demanda :
— Et alors ?
— Alors, dit Himmler, le Führer m’a ordonné de liquider tous les Juifs qui sont en notre pouvoir.
Ses mains, qu’il avait longues, minces et sèches, reposaient à présent inertes et comme gelées.
— Liquider… que voulez-vous dire par là ? s’écria Kersten.
— Je veux dire, répliqua Himmler, que cette race doit être exterminée entièrement, définitivement.
— Mais vous ne pouvez pas ! cria Kersten. Mais pensez donc à l’horreur que cela représente, aux souffrances sans nom, sans nombre, et à l’opinion que le monde prendra de l’Allemagne.
D’habitude, quand il discutait avec le docteur, Himmler montrait de la vivacité, et même de la passion. Cette fois, son visage resta terne et sa voix neutre.
— La tragédie de la grandeur, dit-il, est d’avoir à fouler des cadavres.
Himmler laissa fléchir son menton sur sa poitrine creuse et demeura silencieux, comme accablé. Kersten dit alors :
— Vous voyez bien : au fond de votre conscience, vous n’approuvez pas cette atrocité. Sinon pourquoi tant de tristesse ?
Himmler se redressa brusquement pour considérer Kersten avec surprise.
— Mais ce n’est pas cela du tout, s’écria-t-il. C’est à cause du Führer.
Il secoua la tête en tous sens, poursuivi par un souvenir intolérable.
— Oui, reprit-il, je me suis conduit comme un imbécile. Quand Hitler m’a expliqué ce qu’il voulait de moi, j’ai répondu sans réfléchir, par égoïsme : « Mon Führer, moi et mes S.S., nous sommes prêts à mourir pour vous. Mais je vous prie de ne pas me charger de cette mission. »
La scène qui avait suivi ce propos, Himmler la raconta, en respirant avec difficulté.
Hitler avait été emporté par un de ses accès de rage démente qui lui étaient habituels à la moindre contradiction. Il avait sauté sur Himmler, l’avait saisi au col et avait hurlé : « Tout ce que vous êtes, vous ne l’êtes que par moi. Et maintenant, vous refusez de m’obéir. Vous passez du côté des traîtres. »
Cette colère avait empli Himmler de terreur, mais encore plus de désespoir.
« Mon Führer, avait-il supplié, pardonnez-moi. Je ferai tout, absolument tout ce que vous m’ordonnerez. Et même davantage. Ne dites jamais, jamais, que je fais partie des traîtres. »
Mais Hitler ne s’était pas calmé. Il avait hurlé encore, trépignant, écumant :
« La guerre sera bientôt finie. Et j’ai donné au monde ma parole qu’à la fin de la guerre il n’y aurait plus un Juif sur la terre. Il faut aller fort. Il faut aller vite. Et je ne suis plus sûr que vous en êtes capable…»
Quand il eut terminé ce récit, Himmler adressa à Kersten un regard misérable de chien battu.
— Vous comprenez, maintenant ? demanda-t-il.
Kersten comprenait très bien : tout le chagrin de Himmler venait non point de ce qu’il avait des millions de Juifs à détruire, mais de ce que Hitler ne lui faisait plus une entière confiance pour mener à bien cette tâche. Et le docteur pensa avec épouvante au zèle meurtrier que le Reichsführer allait mettre en œuvre pour regagner cette confiance perdue.
Il sentit qu’il n’y avait rien à faire contre une telle aberration, une telle perversion des valeurs humaines. Il essaya toutefois d’émouvoir le sentiment de la vanité, de la gloire, qui était si puissant chez Himmler. Il demanda :
— Vous avez un ordre écrit ?
— Non, dit Himmler, seulement oral.
— Alors, dit Kersten, par cette mesure, Hitler vous déshonore avec le peuple allemand pour des siècles et des siècles.
— Ça m’est égal.
Tout le reste de la journée et au prix d’un effort immense, Kersten s’astreignit à n’avoir en tête que ses occupations immédiates : les malades, les menues besognes. Mais la nuit vint et il fut tout à une seule pensée. Ainsi, les bruits qu’il avait entendus circuler et auxquels il s’était refusé de croire étaient vrais. Ainsi, des millions d’êtres innocents allaient être traqués, parqués, détruits en masse, froidement, méthodiquement, industriellement. Cela dépassait les limites de la sauvagerie. Cela donnait honte d’appartenir à l’espèce des hommes.
Kersten songea à Hitler : le fou devenait furieux et exigeait des fleuves de sang.
Kersten songea à Himmler : le demi-fou obéissait au fou et, pour le contenter, déployait toute son énergie et tous ses talents.
Devant les images qui se présentèrent à son esprit, le docteur trembla d’horreur et d’impuissance. Il avait réussi à empêcher la déportation des Hollandais. Mais un miracle ne se répète point. Même s’il recommençait à jouer sur les souffrances de Himmler et même si Himmler était incapable de conduire à bien personnellement la tâche monstrueuse, cela ne servirait à rien. Le fou souverain la confierait à d’autres séides impitoyables.
La seule lutte que Kersten avait le moyen et le devoir d’entreprendre était – puisqu’il ne pouvait rien contre l’assassinat collectif – de sauver des individus chaque fois qu’il en aurait l’occasion.
Ce fut le serment qu’il se fit à la fin de cette nuit blanche.
Mais il n’en fut pas soulagé. Qu’importait tout ce qu’il pouvait faire auprès de ce massacre gigantesque, de cet holocauste où devaient périr, par millions, hommes, femmes et enfants juifs, et que Himmler offrait à son idole.